janvier 2008
Sihanoukville, Cambodge, Gare routière
Déjà installé dans le bus qui nous mènera à Pnhom Penh, mon regard s'arrête à travers la fenêtre sur un homme âgé(?), chemise bleue et pantalon noir.
Sous le porche d'une bâtisse, il tente d'agripper un bout de bois accroché à l'extrémité d'une corde elle même arrimée aux poutres de la toiture.
Un muré d'à peine un mètre de haut l'empêche de s'en approcher suffisamment pour le saisir directement.
Il tient un gros tissu bleu dans la main dont il se sert pour gifler le bâton . La cible est atteinte mais les balancements qui s'en suivent ne lui sont pas favorables. 1 fois, 2 puis 3 fois, ils répète avec une certaine nonchalance le même geste mais en vain. Le bout de bois refuse de se soumettre à l'emprise de sa main.
Les bras lui en tombent. L'homme reste immobile.
Je m' amuse à anticiper l'instant d'après et me parie à moi même qu'il va enjamber le muré et hop, le tour est joué...
Il ne bouge toujours pas, le regard droit, comme hypnotisé par les derniers ronds dans l'air du bâton.
Je perçois enfin un léger mouvement latéral de la tête. Il marque un temps d'arrêt puis agrippe à nouveau le tissus et le projette cette fois en direction du sol. Il ramène l'étoffe à lui. La pêche semble avoir été bonne. D'un mouvement de pieds, il se saisit d'un balai.
La coiffe de paille de l'ustensile emprisonne le bout de bois qui n'offre alors plus aucune résistance et moi, je perds mon pari...
D'un geste mécanique, l'homme en bleu lie son bâton témoin à l'extrémité du tissu et en fait de même avec l'autre bout de l'étoffe, sur une poutrelle cette fois, à portée de main, trois pas derrière lui.
Le tissu se dévoile et je comprends seulement qu'il s'agit d'un hamac... Il s'y installe sans tarder, en position assise, les pieds pendants frôlants le sol.
C'est à cet instant précis que nos regards se croisent. Sans se douter que je le connais maintenant depuis longtemps ses yeux plissés sourient malicieusement. Je lui renvoie bien volontiers.
Passe les secondes et nous restons tous deux figés dans nos expressions. Au milieu des bus, des tuk tuk, des vendeurs de fruits, des sacs et du bruit, en cet infime instant nous sommes que nous, réunis tout entier au delà d'une culture, une histoire, un continent et des quelques mètres qui nous séparent.
Sans détacher une seconde son regard du mien, il sort de la poche de sa chemise un paquet de Marlboro.
Les gestes sont lents comme mimant un ralenti.
Il place une cigarette dans la commissure droite de ses lèvres. Il continue à sourire. Il plonge les doigts cette fois dans une des poches de son pantalon pour y extraire un briquet. Il allume son bout de tabac à la "John Wayne" façon Western couvrant sa cigarette de la paume de la main tout en inclinant légèrement la tête comme si son cabanon était soumis à tous les vents du Far Ouest.
Pendant le court instant de ce geste qui lui masquait les lèvres, ses yeux avaient pris le relais de notre conversation.
Le briquet rejoignit le paquet dans la poche de la chemise. Le cérémonial s'achevait, il était temps pour l'homme de s'allonger. Il effectua ce mouvement avec une certaine souplesse son regard toujours accroché au mien. Son corps se perdit dans le tissus. Je ne percevais plus que son visage et à l'autre extrémité, ses bouts de pieds.
Sa cigarette n'avait pas encore quittée sa bouche.
Je me risquais à un nouveau paris, celui de sa gestuelle de fumeur, en tenaille entre le pouce et l'index, j'en étais certain. On allume à la John Wayne, on fume à la John Wayne.
(En voilà un pari audacieux mais je me devais de renflouer ma déconvenue du muré...)
Une main se meuve.
Alors...?
Alors rien..., elle se contente de prendre de la hauteur pour s'accouder derrière la tête.
La cigarette quand a elle est toujours en équilibre entre deux lèvres, aspirant d'un coté, recrachant de l'autre.
Son autre main entame enfin un mouvement.
Ca y est, je vais être fixé.
Celle ci s'élève en effectuant lentement un mouvement aérien comme s'il dessinait dans les airs un point d'interrogation.
Deux doigts rentrent en action...
Nouvelle déconvenue... l'index se lance dans un duo classique avec le majeur dans un geste élégant du bout des phalanges.
Mon cow boy fume à la manière d'une baronne. Je stoppe là mes paris pour aujourd'hui...
Des chants khmers me sortent de la conversation. C'est la radio du bus. Il a fait le plein de voyageurs et va bientôt démarrer.
Je ne parviens pas à me détacher des yeux de mon compagnon.
Soudain, me vient une fâcheuse pensée.
Et si je me leurrais, si son regard ne m'était pas destiné, si je me trompais de croire que dans toute cette cohue, ses yeux étaient bien accrochés au mien ?
Peut être ne voit il pas plus loin que le bout de son hamac.
Peut être sa tête n'était elle dirigée que dans la seule direction de ses propres pensées.
Je m'en persuade et finis par m'amuser de cette gentille méprise.
Le bus enclenche la marche arrière.
Mes doutes se confirment. Il reste immobile.
Puis une marche avant pour entamer un demi tour qui me rapproche au plus près de l'homme à qui je dois deux paris dans le vent.
Je croise une dernière fois son regard.
Soudain, ses mains se joignent l'une à l'autre à hauteur du menton. Un hochement de la tête accompagne son geste : il est entrain de me saluer...
Je pose instinctivement ma main sur la vitre.
Nous sourires s'élargissent et dans la seconde qui s'en suivie, il quittait mon champs de vision.
Je crois que sa cigarette avait fini de se consumer...